L’idéologie eschatologiste

Jusque vers le milieu du XIIe siècle, la vie de l’Église latine (je me limite à considérer celle-ci) a été dominée par une vision du monde, fruit d’une lecture du Nouveau Testament faite à partir et en fonction de sa pointe eschatologiste la plus tranchante. La perspective du retour imminent du Christ, dans laquelle baignait la première génération chrétienne, s’est peu à peu durcie en une tension eschatologiste, en un pan-eschatologisme, qui a fini par conditionner toute la vision de l’existence et de l’histoire. Très tôt, déjà au IIIe siècle avec un saint Cyprien, a été sécrétée une sorte d’idéologie nourrie de philosophie païenne. C’est ainsi qu’entre le IIIe et le VIe siècle se structure et se met progressivement en place toute une vision négative de l’avenir humain. À une époque où l’Empire romain se décompose et qu’agonise une grande civilisation, l’histoire humaine est perçue comme étant au bout de son rouleau∞∞: il n’y a plus ou presque plus rien à attendre. Ne voit-on pas d’ailleurs se multiplier ces signes de la fin du monde que sont les guerres, les épidémies, les famines, les cataclysmes naturels et les hérésies ? Il en résulte (et cela est très net chez un Grégoire le Grand) une doctrine qui – selon le mot du père Congar– «frise le divinisme : cette vie n’est que mort et exil, n’a de valeur que la référence au ciel. D’autre part, et cela est paradoxal seulement en apparence, si, dans l’optique eschatologiste, la notion de temps comme accomplissement, comme développement, comme histoire, devient à peu près impensable, la notion même de parousie, c’est-à-dire d’avènement glorieux du Christ à la fin des temps, s’émousse de plus en plus et tend à s’éclipser au profit de la considération dramatique de la mort individuelle, en tant qu’échéance décisive pour chacun. Pareil contexte idéologique rend très précaire l’élaboration d’une doctrine de la vie spirituelle et quasi impossible l’éclosion d’une mystique. Le radicalisme d’un temps essentiellement sans histoire, et qui, pour ainsi dire, piétine et marque le pas, ne laisse d’espace que pour une «éthique du provisoire», pour une «morale intérimaire». Du VIe au XIe siècle, le vaste mouvement monastique qui quadrille toute l’Europe devient l’agent majeur de transmission de cette mentalité. Représenté par toute une littérature du «désir du ciel», l’eschatologisme du monachisme traditionnel pré-cistercien s’incarne dans une sorte d’humanisme à forte coloration ascétique, dont les deux pôles sont une hypervalorisation de la virginité et un déploiement de plus en plus exubérant de la liturgie. Grandiose tentative de symboliser et presque de mimer au sein de l’existence temporelle le dégagement de la condition terrestre et l’anticipation de la vie céleste. Or, au début du XIIe siècle, dans le contexte général de transformations économiques, sociales, culturelles et ecclésiales, dans un contexte de renouveau, d’essor, de renaissance et de réforme dans les domaines les plus divers, un je ne sais quoi, qui commençait à scintiller, à clignoter par-ci par-là, parvient avec Bernard et en Bernard à son émergence définitive et irréversible. Il s’opère en sa personne et en sa doctrine une sorte de cristallisation, à la fois logique et inouïe, graduelle et brusque, donnant naissance à une acquisition stable, à un point de non-retour pour l’ensemble de la civilisation. Aussi est-il juste de préciser que, si Bernard accomplit un véritable retournement des structures mentales et spirituelles telles qu’elles s’étaient constituées en Occident entre le IIIe et le VIe siècle, il ne s’agit pas pour autant d’une sorte d’exploit solitaire et prométhéen, mais plutôt de la résultante de toute une maturation latente, que l’abbé de Clairvaux porte à son autoconscience, à son accomplissement plénier et permanent. Après saint Bernard, en effet, l’idéologie eschatologiste n’est plus fondamentalement qu’un discours clôturé, fini. Vidée de son contenu spéculatif, elle fera désormais figure de résurgence purement répétitive dans les périodes de crise ou de décadence.