Mort, tu m’as mis pour que je mue
Dans cette étuve où mon corps sue
Tous les excès de mon jeune âge.
Tu lèves sur tous ta massue,
Mais personne pourtant ne mue
Et en changeant ne devient sage.
Mort, le sage craint ton passage.
Maintenant, c’est à son naufrage
Que chacun va ou qu’il se rue:
Aussi moi j’ai tourné la page,
J’ai quitté plaisirs et orages:
Qui ne s’essuie, à tort il sue.

Mort, va trouver les troubadours
Qui chantent de vaines amours.
Apprends-leur, ô Mort, à chanter
Comme ceux qui passent leurs jours
Tout à fait hors du monde pour
Que tu ne les fasses tomber.
Mort, tu ne sais les envoûter,
Ceux qui ton chant savent chanter
Et qui craignent Dieu nuit et jour.
Et un cœur qui peut enfanter
Un pareil fruit, en vérité,
Se moque bien, Mort, de tes tours.

Mort, toi qui en tous lieux perçois
Et sur tous les marchés des droits,
Qui dépouilles riches et grands,
Toi qui sais mater les forts, toi
Qui aux potentats fais la loi,
Qui réduis honneurs à néant,
Qui fais trembler les plus puissants,
Qui fais glisser les plus prudents,
Qui recherches toutes les voies
Où l’on va s’embourber souvent,
Salue pour moi mes amis en
Leur inspirant un saint effroi.

Mort, je t’envoie à mes amis,
Non pas comme à des ennemis
Pour qui mon cœur serait de glace,
Mais je prie Dieu (qui m’a permis
D’acquitter ce que j’ai promis)
Qu’ils aient longue vie, et la grâce
De vivre le temps qu’il leur trace.
Mais toi qui par jeu fais la chasse
A ceux qui n’ont peur ni souci,
Que salutaire est ta menace,
Car ta peur purifie et sasse
L’âme comme un tamis.

Mort, qui nous prends tous dans tes lacs,
Et qui partout mets du verglas
Afin de nous faire glisser,
Si je te hais, je ne hais pas
Ceux vers qui je conduis tes pas!
Je veux les consoler, chasser
La vanité de leur pensée,
Elle qui sait les pourchasser
Jusqu’à les faire échec et mat.
Dès que tu prends l’âme au lacet,
C’est être fou que ne laisser
Aussitôt là tous ses ébats !

Mort, Mort, saisis ton cor et sonne
A Pronleroi et à Péronne:
Que Bernard l’entende en premier,
Lui qui a presque sa couronne
A moins que Dieu ne l’abandonne
Comme on rejette un faux denier.
Dis que tu sais en quel sentier
Les jeunes vont se fourvoyer
Tant que Dieu la santé leur donne;
Qu’il la leur ôte, ils vont prier!
C’est cette sotte façon de parier
Que ne craindre Dieu que s’il tonne.

Mort, va saluer de ma part
Mon très cher compagnon, Bernard.
Pour lui je pleure amèrement.
Dis-lui qu’il tarde, ce couard,
A prendre la meilleure part
En changeant radicalement.
Mais pourquoi donc tarde-t-il tant?
S’il veut que Dieu rapidement
L’aide, pourquoi le servir tard?
C’est un fou, celui qui attend.
S’il ne saisit le bon moment,
Dieu n’aura pour lui un regard.

Mort, Mort, salue pour moi Renaud
De par Celui qui règne en haut
Et qui se fait craindre et aimer.
Dis-lui d’être prêt, il le faut,
A affronter l’arc-qui-ne-faut
Sans se meurtrir ni se blesser.
Jour de la mort, ô jour amer,
Où il nous faut franchir la mer
Dont les ondes sont de feu chaud!
Vraiment, c’est être fou fieffé
Qu’attendre pour se fortifier
Que la mort livre son assaut.

Mort, dis à l’oncle et au neveu
Que par un trou étroit tous deux
Devront passer sans rien garder.
Les sages ont assez de peu;
Mais l’avare n’est pas heureux
Car il ne sait rien posséder.
La sagesse, tu l’as montré,
Dans l’or ne saurait résider:
Toujours du loup on voit la queue.
Mort, quel bon tour c’est te jouer
Que d’accepter la pauvreté,
D’aller nu à toi quand tu veux.

Mort, toi qui prends les terres franches
Et qui te sers des gorges blanches
Comme pierres à aiguiser,
La soif du riche, tu l’étanches,
L’arbre plein de fruits, tu l’ébranches
Pour voir le riche dépouillé;
Tu t’acharnes à le duper,
Tu l’écrases de ton maillet
Et à son pont ôtes les planches.
Mort, dis à ceux d’Angivillers
Que tu es en train d’enfiler
L’aiguille pour coudre leurs manches.

L’âme dans ton miroir se mire,
Ô Mort, quand il lui faut partir.
Dans ton livre on lit clairement
Que pour Dieu il lui faut choisir
La vie qui fait le plus souffrir
Et renoncer aux agréments.
Mort, dis à mes amis comment
Les élus au Ciel ont logement
Pour avoir souffert le martyre.
Qu’ils tiennent donc leur serment;
L’âme se perd qui à Dieu ment.
Quel fossé entre faire et dire !

Traduction: Michel Boyer et Monique Santucci.