Chers frères et sœurs dans le Christ,

« Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » Cette parole du Seigneur est certainement de celles qui ont pesé dans le projet de réforme de nos Pères Cisterciens. Une parole tranchante, une image qui, dans son caractère excessif, ne laisse pas de place au doute. Pour ces moines bien installés dans leur pauvreté, une pauvreté relative et surtout bien organisée, elle a su retentir comme un avertissement, qui a ré-embrasé dans les cœurs un désir de radicalité. Ce profond renouveau a été la marque de la fondation de Cîteaux ; nos Pères ont voulu se faire encore plus pauvres, encore plus ascétiques – encore plus humbles, pour devenir finalement encore plus joyeux de Dieu seul. Ils ont osé quitter leur maison, leurs terres, leurs frères, pour répondre à un nouvel appel dans leur appel, et ont expérimenté, par leur persévérance dans les difficultés, la fécondité au centuple dans leur Nouveau Monastère.
Pour les auditeurs de Jésus, le côté excessif de cette image du chameau et de l’aiguille les a considérablement déconcertés, nous dit saint Marc. Cela peut être notre cas
également ; car cette image en elle-même n’est pas directement enthousiasmante. Et le fait de contempler, dans nos Pères, des modèles qui ont pris cette parole au sérieux, au point d’en faire un moteur de leur vie spirituelle, peut même être plus décourageant qu’encourageant. Car enfin, nous nous sentons souvent bien loin de la ferveur de ces
hommes d’autrefois. Lorsque la lettre aux Hébreux évoque Abraham, Isaac et Jacob, nous pouvons à juste titre y discerner un clin d’œil liturgique à nos trois Pères Robert, Albéric et Etienne. Mais en élevant ainsi nos fondateurs au rang de Patriarches, en les faisant entrer pour ainsi dire dans la sphère du mythe, nous les éloignons encore plus
dangereusement de nous.
Dans la lecture de Ben Sirac, nous avons entendu un éloge général des « personnages glorieux qui sont nos ancêtres. » A la suite de cet extrait, le sage développe toute une série d’éloges particuliers, en mentionnant de nombreux patriarches et hauts personnages de l’histoire sainte. Une série bien longue, que la liturgie nous a heureusement épargnée, et qui trouve, cinq chapitres plus loin, une conclusion étonnante – ou du moins une réflexion qui m’a semblée plutôt inattendue : « au-dessus de toute créature vivante est Adam. »

Si Adam reste, aux yeux du sage, le plus glorieux de nos ancêtres, c’est peut-être pour nous rappeler d’abord que la gloire et la beauté de toute œuvre humaine prend sa racine dans la grâce de la création, au-delà de toute question sur le mérite individuel. C’est-à-dire dans la puissance de Dieu : « Tout est possible à Dieu », et tout dépend de Son Projet ; sa grâce nous précède et nous porte, et rend tout possible comme un don de Dieu. Cette mention d’Adam nous rappelle certainement aussi que la fragilité de l’homme n’est pas occultée ; si Adam est resté le plus glorieux des hommes, c’est qu’après sa faute il sera entré sur une voie de conversion et de pénitence bien extraordinaires, à la mesure de la gravité de son péché. Le chemin de la foi est effectivement ouvert, et reste toujours ouvert, quelles que soient les blessures que le péché ait laissées en nous.

Car finalement, nos Pères dans la vie monastique n’étaient pas faits d’une pâte humaine si différente de la nôtre. En tout cas, ils n’avaient pas d’autres instruments pour avancer sur leur route que ceux qui nous sont donnés. « Abraham obéit à l’appel de Dieu : et il partit sans savoir où il allait » – c’est en pèlerin de la foi qu’ils ont cheminé, comme nous. Ils ont écouté la même Parole de Dieu, ils l’ont fait leur en chantant et priant les mêmes psaumes ; ils ont vécu une vie communautaire analogue à la nôtre, ils se sont frottés les uns aux autres dans notre « école de charité », et ont même découvert bien avant nous à quel point le commandement de l’amour des ennemis peut y être utile. Ils ont surtout constaté les miracles que l’amour patient et persévérant peut réaliser, en unifiant les cœurs dans la communauté.
Par-dessus tout, ils ont quotidiennement orienté leur ferveur et puisé leurs forces dans les mêmes sacrements de la foi. Par-delà les délimitations du temps et de l’espace, c’est la même Eucharistie de Jésus qui les rassemblait et qui nous rassemble en ce matin. C’est par ce mystère de communion à la vie divine que tout devient possible non seulement pour Dieu, mais pour nous qui avons foi en Lui. Et si la joie est une marque spécifique des cisterciens, c’est bien là que nous retrouvons, avec eux, la source de ce charisme.
Encouragés dans le dépouillement et l’humilité par nos saints Fondateurs, osons donc ouvrir nos cœurs pour accueillir largement le don de Dieu. Entrons de toute notre foi dans le mystère de l’Eucharistie, chacun et ensemble, en communauté, conscients du mystère de grâce de notre communion fraternelle, et puisons à la source de la joie de Dieu, cette joie que le monde ne connaît pas et que nul ne pourra nous ravir. AMEN.
fr. M.-Théophane +